Agatha Christie - L'heure zéro
Il me faut l'avouer: je ne lis pas tous les livres que j'achète. Enfin, pas tout de suite. Ainsi, cela devait bien faire cinq ou six ans que ce bouquin sommeillait sur une étagère. Des amis me l'avaient chaudement recommandé, j'avais été bien content de le trouver pour un euro dans un vide-greniers (à la Porte de Pantin, si mes souvenirs sont bons) je l'avais rangé avec amour, et puis... rien.
Jusqu'à ce que j'apprenne que Pascal Thomas, auquel nous étions déjà redevables d'un mémorable Mon petit doigt m'a dit avait décidé de poursuivre son exploration de l'univers christien en adaptant L'heure zéro, avec dans les rôles principaux des petites pointures telles que Danielle Darrieux, Chiara Mastroianni, François Morel et Laura Smet. Voilà qui ne pouvait que susciter mon intérêt - pour le livre. Je vous laisse imaginer le cri de joie du malheureux bouquin quand je le sortis enfin de ma bibliothèque, après toutes ces années d'oubli et de solitude.
Mais laissons la parole à la quatrième de couverture:
Quelle drôle d'idée ! Rassembler pour des vacances à La Pointe-aux-Mouettes l'ex-Mrs Strange - Mrs Audrey depuis son divorce - et Kay, la nouvelle tenante du titre, sous le prétexte d'en faire des amies... C'est de l'inconscience, pour ne pas dire plus. Car enfin, l'époux de ces dames n'a quand même pas la naïveté de croire qu'elles vont tomber dans les bras l'une de l'autre. D'ailleurs, si ces tigresses ne se sont pas encore écharpées, c'est qu'elles se retiennent. Pour l'instant. Les vertus calmantes de l'air marin, sans doute... Mais les choses n'en resteront pas là. Deux Mrs Strange sous le même toit, c'est une de trop...
Comme de bien entendu, tout cela se soldera par un meurtre. Bref, du Christie tout craché. Enfin presque. L'heure zéro date de 1944 et les années quarante sont une période très féconde pour Dame Agatha qui ne craint pas, à l'occasion, d'innover et de secouer un peu les conventions du roman d'énigme. Cela nous vaut entre autres Je ne suis pas coupable, Cinq petits cochons, Le Vallon, Le flux et le reflux et ce livre, donc, à coup sûr l'un de ses plus étranges.
Tout commence avec un prologue choral, qui rappelle un peu celui de Dix petits nègres. Les différents personnages nous sont présentés l'un après l'autre, dans leur milieu. Christie introduit également le thème profond du livre, qui est que le crime n'est jamais qu'un aboutissement, le fruit de la convergence d'évènements et de personnes qui, souvent, n'ont rien à voir au premier abord. Et, de fait, on ne voit pas très bien comment un juge à la retraite, un champion de tennis et ses deux épouses et un jeune homme ayant raté son suicide peuvent bien se trouver mêlés à une même affaire. La suite nous le dira.
Mais il faudra attendre un peu. Christie, appliquant le principe énoncé plus haut, prend le temps de planter le décor, d'approfondir les rapports entre ses personnages et de faire monter la tension. Remarié à Kay, Neville a gardé un petit faible, qui ne demande qu'à grandir, pour son ex-femme Audrey, laquelle inspire un amour sans espoir à son cousin Thomas - qui du coup ne porte pas vraiment Neville dans son coeur. Si l'on ajoute que se trouve également dans les parages un ami de Kay qui aimerait bien être plus qu'un ami, on se dit que forcément, fatalement, il va se passer quelque chose. Mais pas ce quelque chose là, puisque c'est un personnage relativement secondaire, parfaitement étranger au "conflit" qui est assassiné.
L'heure zéro devient alors enfin ce qu'il est supposé être, à savoir un roman d'énigme. Qui a tué? Pourquoi? C'est à ces questions que doit répondre le superintendant Battle, qui se trouve être en vacances dans les parages et assiste son neveu l'inspecteur Leach dans son enquête. Battle est un cas à part dans la galerie des limiers christiens, pas seulement parce qu'il est un "professionnel" quand Poirot, Marple et autres sont des amateurs, mais parce qu'il s'inscrit dans une tradition différente. La personnalité de Battle, ses méthodes d'investigation le rattachent en effet aux limiers d'avant-guerre - d'avant la première guerre, s'entend. Méthodique, terre-à-terre, il attache une grande importance aux indices matériels et partage ses raisonnements avec le lecteur, contrairement aux autres détectives de l'Age d'Or qui sont généralement plus secrets. Cette partie de L'heure zéro rappelle dès lors furieusement les oeuvres de Gaboriau, Anna Katherine Green ou A.E.W. Mason, auteurs dont on sait qu'ils eurent une grande influence sur Christie à ses débuts; on pourrait même parler de pélérinage. Mais cet archaïsme n'est qu'une fausse piste de plus. Christie feint de rester dans les sentiers battus pour mieux s'en écarter à la fin.
Car c'est le final de L'heure zéro qui donne tout son sens au livre et ce, paradoxalement, en détruisant tout l'édifice si patiemment construit sous nos yeux. Rarement en effet Christie est allée aussi loin dans la misdirection: ce ne sont pas les indices qui mentent, mais le livre tout entier. Le lecteur, les personnages, Battle lui-même jusqu'au dernier moment, ont tout compris de travers, et l'heure zéro... eh bien... n'est pas l'heure zéro. Un meurtre est certes toujours un aboutissement; encore faut-il que ce soit le bon meurtre.
Bref, nous avons ici un livre d'une grande richesse narrative mais aussi psychologique - les personnages ne sont pas sacrifiés, loin de là; ils sont le moteur de l'intrigue, même si on peut trouver que le happy end est expédié un peu trop vite pour être parfaitement crédible. Il faut en tout cas une grosse dose de mauvaise foi pour parler comme Thomas Sotinel dans le Monde, d'"intrigues mécaniques" et de "personnages stéréotypés". Ou tout simplement n'avoir jamais lu aucun de ses livres. Je vous laisse imaginer quelle option a ma préférence.
Jusqu'à ce que j'apprenne que Pascal Thomas, auquel nous étions déjà redevables d'un mémorable Mon petit doigt m'a dit avait décidé de poursuivre son exploration de l'univers christien en adaptant L'heure zéro, avec dans les rôles principaux des petites pointures telles que Danielle Darrieux, Chiara Mastroianni, François Morel et Laura Smet. Voilà qui ne pouvait que susciter mon intérêt - pour le livre. Je vous laisse imaginer le cri de joie du malheureux bouquin quand je le sortis enfin de ma bibliothèque, après toutes ces années d'oubli et de solitude.
Mais laissons la parole à la quatrième de couverture:
Quelle drôle d'idée ! Rassembler pour des vacances à La Pointe-aux-Mouettes l'ex-Mrs Strange - Mrs Audrey depuis son divorce - et Kay, la nouvelle tenante du titre, sous le prétexte d'en faire des amies... C'est de l'inconscience, pour ne pas dire plus. Car enfin, l'époux de ces dames n'a quand même pas la naïveté de croire qu'elles vont tomber dans les bras l'une de l'autre. D'ailleurs, si ces tigresses ne se sont pas encore écharpées, c'est qu'elles se retiennent. Pour l'instant. Les vertus calmantes de l'air marin, sans doute... Mais les choses n'en resteront pas là. Deux Mrs Strange sous le même toit, c'est une de trop...
Comme de bien entendu, tout cela se soldera par un meurtre. Bref, du Christie tout craché. Enfin presque. L'heure zéro date de 1944 et les années quarante sont une période très féconde pour Dame Agatha qui ne craint pas, à l'occasion, d'innover et de secouer un peu les conventions du roman d'énigme. Cela nous vaut entre autres Je ne suis pas coupable, Cinq petits cochons, Le Vallon, Le flux et le reflux et ce livre, donc, à coup sûr l'un de ses plus étranges.
Tout commence avec un prologue choral, qui rappelle un peu celui de Dix petits nègres. Les différents personnages nous sont présentés l'un après l'autre, dans leur milieu. Christie introduit également le thème profond du livre, qui est que le crime n'est jamais qu'un aboutissement, le fruit de la convergence d'évènements et de personnes qui, souvent, n'ont rien à voir au premier abord. Et, de fait, on ne voit pas très bien comment un juge à la retraite, un champion de tennis et ses deux épouses et un jeune homme ayant raté son suicide peuvent bien se trouver mêlés à une même affaire. La suite nous le dira.
Mais il faudra attendre un peu. Christie, appliquant le principe énoncé plus haut, prend le temps de planter le décor, d'approfondir les rapports entre ses personnages et de faire monter la tension. Remarié à Kay, Neville a gardé un petit faible, qui ne demande qu'à grandir, pour son ex-femme Audrey, laquelle inspire un amour sans espoir à son cousin Thomas - qui du coup ne porte pas vraiment Neville dans son coeur. Si l'on ajoute que se trouve également dans les parages un ami de Kay qui aimerait bien être plus qu'un ami, on se dit que forcément, fatalement, il va se passer quelque chose. Mais pas ce quelque chose là, puisque c'est un personnage relativement secondaire, parfaitement étranger au "conflit" qui est assassiné.
L'heure zéro devient alors enfin ce qu'il est supposé être, à savoir un roman d'énigme. Qui a tué? Pourquoi? C'est à ces questions que doit répondre le superintendant Battle, qui se trouve être en vacances dans les parages et assiste son neveu l'inspecteur Leach dans son enquête. Battle est un cas à part dans la galerie des limiers christiens, pas seulement parce qu'il est un "professionnel" quand Poirot, Marple et autres sont des amateurs, mais parce qu'il s'inscrit dans une tradition différente. La personnalité de Battle, ses méthodes d'investigation le rattachent en effet aux limiers d'avant-guerre - d'avant la première guerre, s'entend. Méthodique, terre-à-terre, il attache une grande importance aux indices matériels et partage ses raisonnements avec le lecteur, contrairement aux autres détectives de l'Age d'Or qui sont généralement plus secrets. Cette partie de L'heure zéro rappelle dès lors furieusement les oeuvres de Gaboriau, Anna Katherine Green ou A.E.W. Mason, auteurs dont on sait qu'ils eurent une grande influence sur Christie à ses débuts; on pourrait même parler de pélérinage. Mais cet archaïsme n'est qu'une fausse piste de plus. Christie feint de rester dans les sentiers battus pour mieux s'en écarter à la fin.
Car c'est le final de L'heure zéro qui donne tout son sens au livre et ce, paradoxalement, en détruisant tout l'édifice si patiemment construit sous nos yeux. Rarement en effet Christie est allée aussi loin dans la misdirection: ce ne sont pas les indices qui mentent, mais le livre tout entier. Le lecteur, les personnages, Battle lui-même jusqu'au dernier moment, ont tout compris de travers, et l'heure zéro... eh bien... n'est pas l'heure zéro. Un meurtre est certes toujours un aboutissement; encore faut-il que ce soit le bon meurtre.
Bref, nous avons ici un livre d'une grande richesse narrative mais aussi psychologique - les personnages ne sont pas sacrifiés, loin de là; ils sont le moteur de l'intrigue, même si on peut trouver que le happy end est expédié un peu trop vite pour être parfaitement crédible. Il faut en tout cas une grosse dose de mauvaise foi pour parler comme Thomas Sotinel dans le Monde, d'"intrigues mécaniques" et de "personnages stéréotypés". Ou tout simplement n'avoir jamais lu aucun de ses livres. Je vous laisse imaginer quelle option a ma préférence.
1 Comments:
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