Saturday, May 02, 2009

Déménagement

Mayhem Parva continue ici.
 
Merci aux lecteurs très fidèles qui ont suivi ce blog pendant ses deux années d'activité très intermittente.

Thursday, October 09, 2008

Nice People

Philo Vance, disait Ogden Nash, mérite un coup de pied dans la panse. Cette motion a rencontré un large soutien au fil des années, ce qui n'est pas difficile à comprendre. Pompeux, snob, égocentrique, doté de la sensibilité d'une huitre et d'un sens éthique pour le moins discutable, sans parler d'une érudition apparemment sans limites, Vance n'est indubitablement pas un personnage des plus sympathiques... à l'image de la plupart de ses prédécesseurs et contemporains. L'oeuvre de Van Dine ne brille guère par l'originalité, et son détective ne fait pas exception. Tous les traits de caractère négatifs de l'ami Philo lui viennent de ses modèles; ils faisaient partie du bagage obligatoire du parfait petit détective de l'époque.
 
Le lecteur moderne aime que son détective favori soit un homme ou une femme comme vous et moi, faillible, humain en somme, avec lequel il puisse s'identifier. Alan Banks ou Kurt Wallander ne sont probablement pas les meilleurs détectives au monde, mais leurs personnalités et leurs expériences sont suffisamment proches de celles du lecteur pour qu'un lien se crée. Leurs histoires d'amour ou de familles, leurs problèmes de santé deviennent ainsi le véritable sujet des livres où ils apparaissent, plutôt que les enquêtes qu'ils mènent de façon certes compétente mais pas excessivement brillante.
 
Une telle approche aurait laissé une Anna Katherine Green ou même un Conan Doyle perplexes. Un détective, à leur époque, était rarement comme vous et moi, pratiquement infaillible sauf exceptions rarissimes qui confirmaient la règle, et n'était pas censé inspirer d'autres sentiments au lecteur que fascination et admiration béate. Les millions de fans de Sherlock Holmes qui prirent le deuil quand celui-ci trouva - provisoirement - la mort aux chutes de Reichenbach, pleuraient le Grand Détective et non l'Homme.
 
Puisqu'ils n'étaient pas supposés être sympathiques, les premiers détectives de fiction ne l'étaient généralement pas. Seul le sergent Cuff qui intervient dans La pierre de lune de Collins fait preuve de quelque humanité; les autres sont ou bien des professionnels froids et manipulateurs dans la lignée de Lecoq et Ebenezer Gryce, ou des amateurs excentriques et passablement mégalos, imités du Chevalier Dupin. Personnages fascinants à n'en pas douter, mais pas franchement rassurants. La justice à visage humain n'était pas dans le goût de l'époque.
 
Non que ces brillants esprits perdissent beaucoup de temps en considérations éthiques. On nous dit souvent que le roman policier classique est fondé sur l'ordre, rompu par le criminel puis restauré par le détective, mais il n'en a pas toujours été ainsi. Les motivations des "pionniers" étaient souvent des plus prosaïques: argent, besoin de se tirer ou une personne chère d'embarras ou le simple plaisir du jeu. Pire, ils ne voyaient pas d'objection fondamentale à laisser un coupable en liberté, pourvu qu'ils sympathisent avec lui.
 
Au moins restaient-ils du bon côté de la barrière. Enfin, la plupart d'entre eux. Il suffit de penser à l'escroc Romney Pringle ou, plus sinistre, Horace Dorrington le "détective marron" voleur, racketteur et homicide crée par Arthur Morrison. Mais l'exploration la plus convaincante, la plus inquiétante de la face obscure du Grand Détective, c'est à la Baronne Orczy qu'on la doit, dans ses nouvelles mettant en scène M. Bill Owen, alias le vieil homme dans le coin.
 
Owen, pour ceux qui ne le connaissent pas, est généralement considéré comme le tout premier armchair detective. C'est de sa chaise au fond d'un café londonien qu'il mène toutes ses enquêtes, avec l'aide récalcitrante de son "watson", la journaliste Polly Burton, tout en faisant et défaisant des noeuds sur une corde - la seule activité physique qu'il s'autorise tout au long de la série. Comme la plupart des détectives amateurs de l'époque, c'est une "machine à penser" qui voit dans le crime une sorte de jeu intellectuel, un duel entre deux esprits (Orczy invente d'ailleurs à l'occasion le défi au lecteur, promis à un bel avenir) et il tire une grande fierté de sa capacité à voir ce que personne n'a vu et à penser ce que personne n'a pensé. Contrairement à ses collègues, cependant, il ne sert pas la justice, qu'elle soit formelle ou prise au sens large. Percer à jour les plans du meurtrier suffit à son plaisir et il n'éprouve aucun besoin de parler à la police (qu'il exècre) de ses découvertes. Pour lui comme de Quincey, le meurtre est l'un des Beaux-Arts et sa sympathie va donc aux "maîtres", aussi immondes soient-ils par ailleurs. Les victimes? Quelles victimes? Le vieil homme, en somme, est un nihiliste; l'une des histoires suggère même qu'il pourrait être un assassin lui-même - guère etouffé par le remords, on s'en doute.
 
On peut considérer un tel personnage comme une folie d'auteur ou une aberration. On peut, mais on aurait tort. Ce que nous montre Orczy, volontairement ou non, c'est la frontière étroite qui existe entre le surhomme et l'inhumain; bien des Grands Détectives pourraient tout aussi bien être des Grands Criminels. La différence entre Holmes et Moriarty n'est pas une question de personnalité. Il s'agit bien plutôt de polarité.

Monday, July 07, 2008

Quand "Je" n'est pas un autre

Beaucoup de romans policiers sont écrits à la première personne. Les avantages de cette approche dans le genre qui nous occupe sont multiples, ses inconvénients aussi.
 
Parmi les premiers, on peut compter une identification plus facile, plus immédiate du lecteur au protagoniste - il nous parle, nous sommes avec lui, nous suivons ses pensées, nous voyons ce qu'il voit, nous entendons ce qu'il entend. Rien d'étonnant à ce que cette forme de narration soit historiquement liée aux formes du genre qui requièrent un fort investissement émotionnel du lecteur: le suspense, bien sûr, mais aussi le hardboiled et le noir. Mais, parce que le narrateur n'est pas omniscient et ne nous raconte jamais finalement que ce qu'il a bien envie de nous dire, la première personne peut être aussi un formidable outil de mystification, comme tout lecteur du Mystère de Roger Ackroyd pourra vous le confirmer, et c'est pourquoi le roman à énigme ou les histoires à chute en ont également fait, et continuent d'en faire, grand usage.
 
Mais la méthode, je l'ai dit, a également ses travers. D'abord, elle restreint le champ de l'oeuvre. Les personnages, les lieux, ne nous sont connus que par l'expérience personnelle du narrateur qui, comme tout être humain, est incapable de lire les pensées, de se rendre invisible ou d'être en deux endroits à la fois. Qu'il quitte la pièce au milieu d'une conversation, nous n'en connaîtrons jamais la suite. Qu'il y reste, nous ne pouvons être sûrs que les autres pensent vraiment ce qu'ils disent. Ce ne serait pas forcément un problème si cette ambiguïté s'étendait au narrateur lui-même, mais ce n'est que rarement le cas. Souvent, trop souvent, celui-ci nous parle longuement de lui, qui il est, d'où il vient, où il va, ce qu'il fait, de sorte que nous finissons par le connaître intimement alors que les autres personnages demeurent à l'état de silhouettes plus ou moins marquantes. Le narrateur devient alors le véritable sujet de l'histoire qu'il raconte. Ce phénomène de vampirisation de l'oeuvre par un protagoniste est hélas très fréquent dans la production actuelle, y compris celle qui s'en tient à la bonne vieille troisième personne de l'indicatif.
 
Enfin, et pour en venir au titre rimbaldien de cet article, le "je" du narrateur est souvent celui de l'auteur, non pas seulement d'un point de vue biographique ou psychologique, mais stylistique. Quand bien même ils ne sont pas du métier et n'ont jamais écrit une ligne avant les évènements qui les ont poussés devant un clavier, les narrateurs de romans policiers font montre d'une adresse de vieux routier; ils savent planter un décor ou un personnage en quelques mots et mènent leur récit à un train d'enfer, ménageant le suspense et les coups de théâtre avec une rigueur mécanique du reste peu compatible avec une "histoire vécue". Bien des professionnels envieraient ces amateurs surdoués. Mais un phénomène encore plus étonnant se rencontre chez les auteurs spécialisés dans le standalone à la première personne, dont les protagonistes font preuve d'une continuité de style assez extraordinaire: Mike, 31 ans, informaticien à New York écrit ainsi de la même manière que Roger qui a deux bonnes décennies de plus et bosse entre deux cuites au Washington Post; la prose dudit Roger n'étant pas ressemblance avec celle de Sarah, 40 ans, ménagère à Dallas... Et ce, sans même se connaître. Chapeau!
 
Certes, dans de nombreux cas, les personnages sont tellement interchangeables qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que leurs plumes le soient aussi. Mais on rencontre le même problème chez des auteurs plus ambitieux. Comme quoi le style, comme toutes les habitudes, est une seconde nature.

Retour aux affaires

Dix mois se sont écoulés depuis mon dernier article sur ce blog - un long silence, comme l'aurait dit feu Nicholas Freeling. Trop peu de temps pour blogguer, et les rares moments libres consacrés à mon blog en anglais, expliquent cette absence dont je m'excuse auprès de la poignée de lecteurs fidèles qui, un an durant, ont lu les mêmes quatre articles.
Je ne puis promettre que je serai plus prolifique à l'avenir, mais j'essaierai au moins de ne plus me taire aussi longtemps, tout en maintenant ma politique de ne l'ouvrir que lorsque j'ai vraiment quelque chose d'intéressant à dire. Pour l'heure en tout cas, je vous souhaite de nouveau la bienvenue à Mayhem Parva.

Tuesday, November 06, 2007

Paul Halter - La toile de Pénélope

Paul Halter est ce que les mathématiciens appellent un singleton. Il fallait une sacrée dose de courage à un jeune auteur dans les années quatre-vingt, âge d'or du "roman noir d'intervention sociale", pour se revendiquer de John Dickson Carr et se spécialiser dans le roman d'énigme tendance crime impossible; Halter, parce que totalement à contre-courant, semblait n'avoir que peu de chances de percer. Il n'en fut rien, puisqu'il remporta le Prix Cognac avec La quatrième porte et devint l'un des piliers du Masque, avec plus de trente romans parus dont deux en grand format. Deux décennies plus tard, alors que la collection jaune a plus ou moins tourné la page du roman d'énigme au profit du polar noir et du thriller, Paul Halter est toujours présent au catalogue, troussant chaque année un nouveau puzzle, dans le mépris le plus souverain des modes littéraires. Son oeuvre traverse les frontières: il a des lecteurs en Allemagne, en Italie, au Japon, en Chine et a même réussi à forcer la porte du marché anglo-saxon, remportant dans la foulée une nomination pour le prestigieux Barry award.
Sa passion des crimes impossibles n'est pas le seul trait distinctif de notre auteur. Bien que souvent présenté comme le seul véritable héritier de John Dickson Carr, Paul Halter a un univers, une approche du genre bien à lui et n'a pas peur d'expérimenter - même si le résultat n'est pas toujours très convaincant ni des plus heureux. Carr, par exemple, n'a jamais songé à ancrer un problème de chambre close dans la mythologie grecque - Halter oui, et cela nous vaut Le crime de Dédale ou Le géant de pierre. De même, l'auteur de La flèche peinte, bien que ses oeuvres regorgent de références au surnaturel, maintint toujours une stricte séparation entre policier et fantastique, ne s'autorisant à franchir le Rubicon que dans quelques nouvelles et un seul roman, son plus connu sans doute, La chambre ardente. Halter n'a pas, lui, ces pudeurs et n'hésite pas à laisser la porte de l'inexplicable grande ouverte si le coeur lui en dit. Enfin, l'imaginaire de l'élève est beaucoup plus sombre que celui du maître; la violence graphique ne le rebute pas, et il n'hésite pas à battre en brèche le happy ending de rigueur, paraît-il, dans le genre. Halter n'est pas un auteur confortable.
Il n'en reste pas moins, comme je l'ai dit plus haut, que les concotions de Halter sont extrêmement inégales dans leurs effets, la prolificité de l'auteur et son enthousiasme juvénile n'arrangeant rien, bien au contraire. Son style est souvent bâclé, ses personnages manquent de profondeur et la répétition de certaines astuces narratives, la noirceur omniprésente, finissent par lasser. Le critique australien Nicholas Fuller a très bien résumé les qualités et les défauts de Halter dans cet article (en anglais) et j'y renvoie le lecteur désireux d'approfondir. J'ajouterai pour ma part que les intrigues de Halter pèchent souvent par la motivation; ses crimes impossibles semblent souvent l'être... parce qu'il le faut bien.
Paru en 2001, La toile de Pénélope compte parmi les romans les plus "classiques" de son auteur. Pas d'allusions au surnaturel, aucun psychopathe à l'horizon et Halter ne s'essaie pas à quelque hybridation littéraire ou expérimentation narrative. Rien qu'un problème de chambre close (relativement) traditionnel dans un décor qui l'est également et un épilogue qui récompense les bons et punit les méchants.
Tout commence avec le retour de Frederick Foster du royaume des ombres. L'entomogiste s'était embarqué trois ans plus tôt pour une expédition en Amazonie, dans le but de dénicher quelques beaux spécimens d'araignées. Les choses avaient hélas bien vite tourné en eau de boudin, le savant et son guide étant portés disparus jusqu'à ce que l'on repêche un cadavre portant sur lui les papiers de Foster. La famille du savant le pleura... et puis la vie reprit son cours. On imagine donc la stupeur de chacun lorsque Foster réapparaît, certes vieilli et marqué par son aventure, mais bien vivant. Le cadavre était celui de son guide; Foster, capturé par des indigènes, a passé les deux années suivantes en captivité avant de s'échapper et de regagner la civilisation - escorté bien sûr de ses précieuses arachnides. Cette "résurrection" n'est pas forcément une bonne nouvelle pour tout le monde, notamment pour l'épouse de Foster, Ruth, qui était sur le point de se remarier. Foster reprend néanmoins sa place et son train de vie habituels, et tout irait pour le mieux sans une certaine photo pour le moins intrigante découverte dans ses bagages. Prise en Amazonie, elle représente Foster - mais le nom au dos est celui de son guide, ce qui suscite le doute: Frederick Foster ne serait-il pas Frederick Foster, mais un imposteur? La famille soumet alors le miraculé à un interrogatoire serré, qui ne donne aucun résultat probant, et voilà que le seul spécimen des empreintes digitales de l'entomologiste disparaît mystérieusement, dans des conditions qui laissent à supposer que "Foster" pourrait bien n'y être pas étranger.
Le climat à Black House se détériore progressivement, "Foster" n'étant pas le moins irrité par le doute entourant sa véritable identité. On peut donc considérer à première vue comme l'aboutissement logique de toute l'affaire que "Foster" soit découvert mort dans son bureau avec un petit trou dans la tête: sur le point d'être confondu, l'imposteur s'est tout simplement fait justice. Sauf que les experts sont formels: il ne s'agit pas d'un suicide. Mais ça ne peut pas non plus être un meurtre: la porte était fermée de l'intérieur, et la seule fenêtre pratiquable obstruée par la toile tissée par l'araignée préférée du défunt, la bien nommée Pénélope. Comment l'assassin a-t-il quitté la pièce? Et qui était vraiment Frederick Foster?
Ainsi que je l'ai dit plus haut, La toile de Pénélope est l'une des oeuvres les plus orthodoxes de Halter - le fait qu'il s'agisse à l'origine d'un défi lancé par le spécialiste belge es-chambres closes Vincent Bourgeois y est sans doute pour beaucoup. Parce qu'il n'a qu'une seule impossibilité à résoudre, ce qu'il fait brillamment, Halter peut consacrer plus de temps à l'intrigue proprement dite, qui est plus élégamment construite que d'habitude. Le lecteur, pour une fois, a ses chances de démêler l'imbroglio à partir des indices physiques et psychologiques qui lui sont offerts, et l'assassin ne sort pas d'un chapeau. L'écriture est également plus resserrée, plus concise, malgré quelques clichés ça et là ainsi que des coquilles laissant à penser que les correcteurs du Masque sont payés bien trop cher, et les personnages assez bien campés, notamment le major Brough. Le livre au final est plus proche de Christie que de Carr, bien que ni l'un ni l'autre n'aurait osé le second meurtre - un rappel opportun de ce que Halter-le-Noir est toujours là bien présent dans les coulisses et qu'il ne fait pas de quartier.

Saturday, November 03, 2007

Sauver le polar

John Rickards (en anglais) regrette que la littérature policière actuelle ne prenne pas davantage de risques, et se complaise dans la répétition et le conformisme, et je suis d'accord avec lui même si nous n'avons sans doute pas la même vision des "risques" à prendre. Je pense en effet que si le diagnostic de Rickards est bon, il n'en va pas de même pour sa prescription, ou tout du moins qu'il ne s'attaque pas aux causes profondes du mal. Si tant de romans policiers semblent être de la même main, raconter la même histoire avec les mêmes personnages, et défendre les mêmes valeurs, c'est peut-être aussi la conception dominante du genre qu'il faut remettre en cause.
Il fut un temps, pas si lointain, où le statut du "polar" était on ne peut plus simple: il s'agissait avant tout d'un divertissement, dont la valeur était fonction de sa capacité à remplir cet office. L'intrigue, le suspense étaient donc les critères principaux, même si l'on admettait à regret que certains auteurs adjoignaient à ces qualités une belle plume et une certaine pénétration psychologique. Ces auteurs étaient d'ailleurs promptement récupérés par l'élite comme "transcendant le genre". Si un roman policier était "littéraire", c'est qu'il ne s'agissait pas vraiment d'un roman policier. Lumineux, n'est-il pas?
Mais les temps changent et de nos jours le polar a pignon sur rue: il se vend bien, mieux en fait que les autres genres y compris "littéraire", et il est pris au sérieux. Un peu trop, même, au point que ses racines populaires, l'aspect de pur divertissement, sont passés aux oubliettes. Le polar, nous dit-on, a vocation à dépeindre le réel, à sonder les recoins les plus sombres de l'âme humaine. L'intrigue n'est plus qu'un élément secondaire - dans le meilleur des cas; il n'est pas rare en effet de lire des critiques où le mot brille par son absence, l'auteur préférant s'étendre sur la dimension sociale et psychologique du livre, sur l'écriture, comme il le ferait pour n'importe quel bouquin paru sous la couveture blanche. A tel point qu'on pourrait dire que le triomphe du roman policier n'est qu'un trompe-l-oeil: ce sont les snobs qui ont gagné, et imposé leurs critères. Il faut transcender le genre, ou alors ne pas être.
L'évolution du lectorat est intéressante elle aussi. De l'usager des transports en commun en quête d'une lecture rapide et sans conséquence, on est passé à une clientèle "sophistiquée" qui exige du littérairement correct et s'intéresse davantage à la personne du détective qu'aux affaires qu'il résoud. La prolifération des séries, et le flirt prononcé de nombres de celles-ci avec le soap opéra, n'a pas d'autre origine.
Et comme, dans le même temps, la littérature dite générale a plus ou moins abandonné le réalisme social et psychologique de même que la notion de "héros", le roman policier voit accourir vers lui quantité d'auteurs pas plus intéressés que cela par le genre lui-même, mais qui y voient un bon véhicule pour leurs préoccupations.
Résultat des courses? Un académisme étouffant. On ne compte plus les flics fatigués à la vie de famille cahotique, les tueurs en série, les terroristes, les multinationales sans scrupule, les politiciens corrompus, les pédophiles et autres pervers sexuels... Même le noir qui se veut transgressif tourne largement à vide. De temps à autre un gimmick nouveau apparait (dernier en date: l'Opus Déi) mais ce n'est qu'un faux-nez pour vendre la même vieille soupe. Mais qu'espérer d'autre quand on enferme un genre dans une fonction de "témoin" et que l'on piétine tout ce qui fait son originalité, son identité?
A l'époque où le roman policier relevait de la littérature de gare, on trouvait sur les présentoirs de merveilleux ovnis tels que La chambre ardente, Jeu de massacre ou La nuit du Jabberwock. Personne n'attendait des auteurs qu'ils fassent de la littérature, qu'ils transcendent le genre, qu'ils disent des choses importantes sur le monde où nous vivons ou sur notre psyché; ils étaient donc libres, pourvu qu'ils respectassent en surface les conventions basiques du genre, de faire tout ce qu'ils voulaient. Pour le simple plaisir. Sans alibis. Sans culpabilité.
Le genre, s'il veut survivre artistiquement - sa survie commerciale étant, elle, assurée, et pour longtemps - a besoin d'une plus grande liberté, et pas seulement de parole ou de ton. Liberté de se tamponner des "grands sujets", de tourner le dos au réalisme et à la sacro-sainte vraisemblance, de fixer et choisir soi-même ses propres règles, de faire du polar pour l'art (oui, je n'ai pas pu y résister, à celle-là...) Il faut, de nouveau, considérer l'assassinat comme l'un des beaux-arts.

Thursday, November 01, 2007

Agatha Christie - L'heure zéro

Il me faut l'avouer: je ne lis pas tous les livres que j'achète. Enfin, pas tout de suite. Ainsi, cela devait bien faire cinq ou six ans que ce bouquin sommeillait sur une étagère. Des amis me l'avaient chaudement recommandé, j'avais été bien content de le trouver pour un euro dans un vide-greniers (à la Porte de Pantin, si mes souvenirs sont bons) je l'avais rangé avec amour, et puis... rien.

Jusqu'à ce que j'apprenne que Pascal Thomas, auquel nous étions déjà redevables d'un mémorable Mon petit doigt m'a dit avait décidé de poursuivre son exploration de l'univers christien en adaptant L'heure zéro, avec dans les rôles principaux des petites pointures telles que Danielle Darrieux, Chiara Mastroianni, François Morel et Laura Smet. Voilà qui ne pouvait que susciter mon intérêt - pour le livre. Je vous laisse imaginer le cri de joie du malheureux bouquin quand je le sortis enfin de ma bibliothèque, après toutes ces années d'oubli et de solitude.

Mais laissons la parole à la quatrième de couverture:



Quelle drôle d'idée ! Rassembler pour des vacances à La Pointe-aux-Mouettes l'ex-Mrs Strange - Mrs Audrey depuis son divorce - et Kay, la nouvelle tenante du titre, sous le prétexte d'en faire des amies... C'est de l'inconscience, pour ne pas dire plus. Car enfin, l'époux de ces dames n'a quand même pas la naïveté de croire qu'elles vont tomber dans les bras l'une de l'autre. D'ailleurs, si ces tigresses ne se sont pas encore écharpées, c'est qu'elles se retiennent. Pour l'instant. Les vertus calmantes de l'air marin, sans doute... Mais les choses n'en resteront pas là. Deux Mrs Strange sous le même toit, c'est une de trop...


Comme de bien entendu, tout cela se soldera par un meurtre. Bref, du Christie tout craché. Enfin presque. L'heure zéro date de 1944 et les années quarante sont une période très féconde pour Dame Agatha qui ne craint pas, à l'occasion, d'innover et de secouer un peu les conventions du roman d'énigme. Cela nous vaut entre autres Je ne suis pas coupable, Cinq petits cochons, Le Vallon, Le flux et le reflux et ce livre, donc, à coup sûr l'un de ses plus étranges.

Tout commence avec un prologue choral, qui rappelle un peu celui de Dix petits nègres. Les différents personnages nous sont présentés l'un après l'autre, dans leur milieu. Christie introduit également le thème profond du livre, qui est que le crime n'est jamais qu'un aboutissement, le fruit de la convergence d'évènements et de personnes qui, souvent, n'ont rien à voir au premier abord. Et, de fait, on ne voit pas très bien comment un juge à la retraite, un champion de tennis et ses deux épouses et un jeune homme ayant raté son suicide peuvent bien se trouver mêlés à une même affaire. La suite nous le dira.

Mais il faudra attendre un peu. Christie, appliquant le principe énoncé plus haut, prend le temps de planter le décor, d'approfondir les rapports entre ses personnages et de faire monter la tension. Remarié à Kay, Neville a gardé un petit faible, qui ne demande qu'à grandir, pour son ex-femme Audrey, laquelle inspire un amour sans espoir à son cousin Thomas - qui du coup ne porte pas vraiment Neville dans son coeur. Si l'on ajoute que se trouve également dans les parages un ami de Kay qui aimerait bien être plus qu'un ami, on se dit que forcément, fatalement, il va se passer quelque chose. Mais pas ce quelque chose là, puisque c'est un personnage relativement secondaire, parfaitement étranger au "conflit" qui est assassiné.

L'heure zéro devient alors enfin ce qu'il est supposé être, à savoir un roman d'énigme. Qui a tué? Pourquoi? C'est à ces questions que doit répondre le superintendant Battle, qui se trouve être en vacances dans les parages et assiste son neveu l'inspecteur Leach dans son enquête. Battle est un cas à part dans la galerie des limiers christiens, pas seulement parce qu'il est un "professionnel" quand Poirot, Marple et autres sont des amateurs, mais parce qu'il s'inscrit dans une tradition différente. La personnalité de Battle, ses méthodes d'investigation le rattachent en effet aux limiers d'avant-guerre - d'avant la première guerre, s'entend. Méthodique, terre-à-terre, il attache une grande importance aux indices matériels et partage ses raisonnements avec le lecteur, contrairement aux autres détectives de l'Age d'Or qui sont généralement plus secrets. Cette partie de L'heure zéro rappelle dès lors furieusement les oeuvres de Gaboriau, Anna Katherine Green ou A.E.W. Mason, auteurs dont on sait qu'ils eurent une grande influence sur Christie à ses débuts; on pourrait même parler de pélérinage. Mais cet archaïsme n'est qu'une fausse piste de plus. Christie feint de rester dans les sentiers battus pour mieux s'en écarter à la fin.

Car c'est le final de L'heure zéro qui donne tout son sens au livre et ce, paradoxalement, en détruisant tout l'édifice si patiemment construit sous nos yeux. Rarement en effet Christie est allée aussi loin dans la misdirection: ce ne sont pas les indices qui mentent, mais le livre tout entier. Le lecteur, les personnages, Battle lui-même jusqu'au dernier moment, ont tout compris de travers, et l'heure zéro... eh bien... n'est pas l'heure zéro. Un meurtre est certes toujours un aboutissement; encore faut-il que ce soit le bon meurtre.

Bref, nous avons ici un livre d'une grande richesse narrative mais aussi psychologique - les personnages ne sont pas sacrifiés, loin de là; ils sont le moteur de l'intrigue, même si on peut trouver que le happy end est expédié un peu trop vite pour être parfaitement crédible. Il faut en tout cas une grosse dose de mauvaise foi pour parler comme Thomas Sotinel dans le Monde, d'"intrigues mécaniques" et de "personnages stéréotypés". Ou tout simplement n'avoir jamais lu aucun de ses livres. Je vous laisse imaginer quelle option a ma préférence.

Parce que les meilleures entrées en matière sont les plus courtes...

Bonjour, et bienvenue sur Mayhem Parva.