Tuesday, November 06, 2007

Paul Halter - La toile de Pénélope

Paul Halter est ce que les mathématiciens appellent un singleton. Il fallait une sacrée dose de courage à un jeune auteur dans les années quatre-vingt, âge d'or du "roman noir d'intervention sociale", pour se revendiquer de John Dickson Carr et se spécialiser dans le roman d'énigme tendance crime impossible; Halter, parce que totalement à contre-courant, semblait n'avoir que peu de chances de percer. Il n'en fut rien, puisqu'il remporta le Prix Cognac avec La quatrième porte et devint l'un des piliers du Masque, avec plus de trente romans parus dont deux en grand format. Deux décennies plus tard, alors que la collection jaune a plus ou moins tourné la page du roman d'énigme au profit du polar noir et du thriller, Paul Halter est toujours présent au catalogue, troussant chaque année un nouveau puzzle, dans le mépris le plus souverain des modes littéraires. Son oeuvre traverse les frontières: il a des lecteurs en Allemagne, en Italie, au Japon, en Chine et a même réussi à forcer la porte du marché anglo-saxon, remportant dans la foulée une nomination pour le prestigieux Barry award.
Sa passion des crimes impossibles n'est pas le seul trait distinctif de notre auteur. Bien que souvent présenté comme le seul véritable héritier de John Dickson Carr, Paul Halter a un univers, une approche du genre bien à lui et n'a pas peur d'expérimenter - même si le résultat n'est pas toujours très convaincant ni des plus heureux. Carr, par exemple, n'a jamais songé à ancrer un problème de chambre close dans la mythologie grecque - Halter oui, et cela nous vaut Le crime de Dédale ou Le géant de pierre. De même, l'auteur de La flèche peinte, bien que ses oeuvres regorgent de références au surnaturel, maintint toujours une stricte séparation entre policier et fantastique, ne s'autorisant à franchir le Rubicon que dans quelques nouvelles et un seul roman, son plus connu sans doute, La chambre ardente. Halter n'a pas, lui, ces pudeurs et n'hésite pas à laisser la porte de l'inexplicable grande ouverte si le coeur lui en dit. Enfin, l'imaginaire de l'élève est beaucoup plus sombre que celui du maître; la violence graphique ne le rebute pas, et il n'hésite pas à battre en brèche le happy ending de rigueur, paraît-il, dans le genre. Halter n'est pas un auteur confortable.
Il n'en reste pas moins, comme je l'ai dit plus haut, que les concotions de Halter sont extrêmement inégales dans leurs effets, la prolificité de l'auteur et son enthousiasme juvénile n'arrangeant rien, bien au contraire. Son style est souvent bâclé, ses personnages manquent de profondeur et la répétition de certaines astuces narratives, la noirceur omniprésente, finissent par lasser. Le critique australien Nicholas Fuller a très bien résumé les qualités et les défauts de Halter dans cet article (en anglais) et j'y renvoie le lecteur désireux d'approfondir. J'ajouterai pour ma part que les intrigues de Halter pèchent souvent par la motivation; ses crimes impossibles semblent souvent l'être... parce qu'il le faut bien.
Paru en 2001, La toile de Pénélope compte parmi les romans les plus "classiques" de son auteur. Pas d'allusions au surnaturel, aucun psychopathe à l'horizon et Halter ne s'essaie pas à quelque hybridation littéraire ou expérimentation narrative. Rien qu'un problème de chambre close (relativement) traditionnel dans un décor qui l'est également et un épilogue qui récompense les bons et punit les méchants.
Tout commence avec le retour de Frederick Foster du royaume des ombres. L'entomogiste s'était embarqué trois ans plus tôt pour une expédition en Amazonie, dans le but de dénicher quelques beaux spécimens d'araignées. Les choses avaient hélas bien vite tourné en eau de boudin, le savant et son guide étant portés disparus jusqu'à ce que l'on repêche un cadavre portant sur lui les papiers de Foster. La famille du savant le pleura... et puis la vie reprit son cours. On imagine donc la stupeur de chacun lorsque Foster réapparaît, certes vieilli et marqué par son aventure, mais bien vivant. Le cadavre était celui de son guide; Foster, capturé par des indigènes, a passé les deux années suivantes en captivité avant de s'échapper et de regagner la civilisation - escorté bien sûr de ses précieuses arachnides. Cette "résurrection" n'est pas forcément une bonne nouvelle pour tout le monde, notamment pour l'épouse de Foster, Ruth, qui était sur le point de se remarier. Foster reprend néanmoins sa place et son train de vie habituels, et tout irait pour le mieux sans une certaine photo pour le moins intrigante découverte dans ses bagages. Prise en Amazonie, elle représente Foster - mais le nom au dos est celui de son guide, ce qui suscite le doute: Frederick Foster ne serait-il pas Frederick Foster, mais un imposteur? La famille soumet alors le miraculé à un interrogatoire serré, qui ne donne aucun résultat probant, et voilà que le seul spécimen des empreintes digitales de l'entomologiste disparaît mystérieusement, dans des conditions qui laissent à supposer que "Foster" pourrait bien n'y être pas étranger.
Le climat à Black House se détériore progressivement, "Foster" n'étant pas le moins irrité par le doute entourant sa véritable identité. On peut donc considérer à première vue comme l'aboutissement logique de toute l'affaire que "Foster" soit découvert mort dans son bureau avec un petit trou dans la tête: sur le point d'être confondu, l'imposteur s'est tout simplement fait justice. Sauf que les experts sont formels: il ne s'agit pas d'un suicide. Mais ça ne peut pas non plus être un meurtre: la porte était fermée de l'intérieur, et la seule fenêtre pratiquable obstruée par la toile tissée par l'araignée préférée du défunt, la bien nommée Pénélope. Comment l'assassin a-t-il quitté la pièce? Et qui était vraiment Frederick Foster?
Ainsi que je l'ai dit plus haut, La toile de Pénélope est l'une des oeuvres les plus orthodoxes de Halter - le fait qu'il s'agisse à l'origine d'un défi lancé par le spécialiste belge es-chambres closes Vincent Bourgeois y est sans doute pour beaucoup. Parce qu'il n'a qu'une seule impossibilité à résoudre, ce qu'il fait brillamment, Halter peut consacrer plus de temps à l'intrigue proprement dite, qui est plus élégamment construite que d'habitude. Le lecteur, pour une fois, a ses chances de démêler l'imbroglio à partir des indices physiques et psychologiques qui lui sont offerts, et l'assassin ne sort pas d'un chapeau. L'écriture est également plus resserrée, plus concise, malgré quelques clichés ça et là ainsi que des coquilles laissant à penser que les correcteurs du Masque sont payés bien trop cher, et les personnages assez bien campés, notamment le major Brough. Le livre au final est plus proche de Christie que de Carr, bien que ni l'un ni l'autre n'aurait osé le second meurtre - un rappel opportun de ce que Halter-le-Noir est toujours là bien présent dans les coulisses et qu'il ne fait pas de quartier.

Saturday, November 03, 2007

Sauver le polar

John Rickards (en anglais) regrette que la littérature policière actuelle ne prenne pas davantage de risques, et se complaise dans la répétition et le conformisme, et je suis d'accord avec lui même si nous n'avons sans doute pas la même vision des "risques" à prendre. Je pense en effet que si le diagnostic de Rickards est bon, il n'en va pas de même pour sa prescription, ou tout du moins qu'il ne s'attaque pas aux causes profondes du mal. Si tant de romans policiers semblent être de la même main, raconter la même histoire avec les mêmes personnages, et défendre les mêmes valeurs, c'est peut-être aussi la conception dominante du genre qu'il faut remettre en cause.
Il fut un temps, pas si lointain, où le statut du "polar" était on ne peut plus simple: il s'agissait avant tout d'un divertissement, dont la valeur était fonction de sa capacité à remplir cet office. L'intrigue, le suspense étaient donc les critères principaux, même si l'on admettait à regret que certains auteurs adjoignaient à ces qualités une belle plume et une certaine pénétration psychologique. Ces auteurs étaient d'ailleurs promptement récupérés par l'élite comme "transcendant le genre". Si un roman policier était "littéraire", c'est qu'il ne s'agissait pas vraiment d'un roman policier. Lumineux, n'est-il pas?
Mais les temps changent et de nos jours le polar a pignon sur rue: il se vend bien, mieux en fait que les autres genres y compris "littéraire", et il est pris au sérieux. Un peu trop, même, au point que ses racines populaires, l'aspect de pur divertissement, sont passés aux oubliettes. Le polar, nous dit-on, a vocation à dépeindre le réel, à sonder les recoins les plus sombres de l'âme humaine. L'intrigue n'est plus qu'un élément secondaire - dans le meilleur des cas; il n'est pas rare en effet de lire des critiques où le mot brille par son absence, l'auteur préférant s'étendre sur la dimension sociale et psychologique du livre, sur l'écriture, comme il le ferait pour n'importe quel bouquin paru sous la couveture blanche. A tel point qu'on pourrait dire que le triomphe du roman policier n'est qu'un trompe-l-oeil: ce sont les snobs qui ont gagné, et imposé leurs critères. Il faut transcender le genre, ou alors ne pas être.
L'évolution du lectorat est intéressante elle aussi. De l'usager des transports en commun en quête d'une lecture rapide et sans conséquence, on est passé à une clientèle "sophistiquée" qui exige du littérairement correct et s'intéresse davantage à la personne du détective qu'aux affaires qu'il résoud. La prolifération des séries, et le flirt prononcé de nombres de celles-ci avec le soap opéra, n'a pas d'autre origine.
Et comme, dans le même temps, la littérature dite générale a plus ou moins abandonné le réalisme social et psychologique de même que la notion de "héros", le roman policier voit accourir vers lui quantité d'auteurs pas plus intéressés que cela par le genre lui-même, mais qui y voient un bon véhicule pour leurs préoccupations.
Résultat des courses? Un académisme étouffant. On ne compte plus les flics fatigués à la vie de famille cahotique, les tueurs en série, les terroristes, les multinationales sans scrupule, les politiciens corrompus, les pédophiles et autres pervers sexuels... Même le noir qui se veut transgressif tourne largement à vide. De temps à autre un gimmick nouveau apparait (dernier en date: l'Opus Déi) mais ce n'est qu'un faux-nez pour vendre la même vieille soupe. Mais qu'espérer d'autre quand on enferme un genre dans une fonction de "témoin" et que l'on piétine tout ce qui fait son originalité, son identité?
A l'époque où le roman policier relevait de la littérature de gare, on trouvait sur les présentoirs de merveilleux ovnis tels que La chambre ardente, Jeu de massacre ou La nuit du Jabberwock. Personne n'attendait des auteurs qu'ils fassent de la littérature, qu'ils transcendent le genre, qu'ils disent des choses importantes sur le monde où nous vivons ou sur notre psyché; ils étaient donc libres, pourvu qu'ils respectassent en surface les conventions basiques du genre, de faire tout ce qu'ils voulaient. Pour le simple plaisir. Sans alibis. Sans culpabilité.
Le genre, s'il veut survivre artistiquement - sa survie commerciale étant, elle, assurée, et pour longtemps - a besoin d'une plus grande liberté, et pas seulement de parole ou de ton. Liberté de se tamponner des "grands sujets", de tourner le dos au réalisme et à la sacro-sainte vraisemblance, de fixer et choisir soi-même ses propres règles, de faire du polar pour l'art (oui, je n'ai pas pu y résister, à celle-là...) Il faut, de nouveau, considérer l'assassinat comme l'un des beaux-arts.

Thursday, November 01, 2007

Agatha Christie - L'heure zéro

Il me faut l'avouer: je ne lis pas tous les livres que j'achète. Enfin, pas tout de suite. Ainsi, cela devait bien faire cinq ou six ans que ce bouquin sommeillait sur une étagère. Des amis me l'avaient chaudement recommandé, j'avais été bien content de le trouver pour un euro dans un vide-greniers (à la Porte de Pantin, si mes souvenirs sont bons) je l'avais rangé avec amour, et puis... rien.

Jusqu'à ce que j'apprenne que Pascal Thomas, auquel nous étions déjà redevables d'un mémorable Mon petit doigt m'a dit avait décidé de poursuivre son exploration de l'univers christien en adaptant L'heure zéro, avec dans les rôles principaux des petites pointures telles que Danielle Darrieux, Chiara Mastroianni, François Morel et Laura Smet. Voilà qui ne pouvait que susciter mon intérêt - pour le livre. Je vous laisse imaginer le cri de joie du malheureux bouquin quand je le sortis enfin de ma bibliothèque, après toutes ces années d'oubli et de solitude.

Mais laissons la parole à la quatrième de couverture:



Quelle drôle d'idée ! Rassembler pour des vacances à La Pointe-aux-Mouettes l'ex-Mrs Strange - Mrs Audrey depuis son divorce - et Kay, la nouvelle tenante du titre, sous le prétexte d'en faire des amies... C'est de l'inconscience, pour ne pas dire plus. Car enfin, l'époux de ces dames n'a quand même pas la naïveté de croire qu'elles vont tomber dans les bras l'une de l'autre. D'ailleurs, si ces tigresses ne se sont pas encore écharpées, c'est qu'elles se retiennent. Pour l'instant. Les vertus calmantes de l'air marin, sans doute... Mais les choses n'en resteront pas là. Deux Mrs Strange sous le même toit, c'est une de trop...


Comme de bien entendu, tout cela se soldera par un meurtre. Bref, du Christie tout craché. Enfin presque. L'heure zéro date de 1944 et les années quarante sont une période très féconde pour Dame Agatha qui ne craint pas, à l'occasion, d'innover et de secouer un peu les conventions du roman d'énigme. Cela nous vaut entre autres Je ne suis pas coupable, Cinq petits cochons, Le Vallon, Le flux et le reflux et ce livre, donc, à coup sûr l'un de ses plus étranges.

Tout commence avec un prologue choral, qui rappelle un peu celui de Dix petits nègres. Les différents personnages nous sont présentés l'un après l'autre, dans leur milieu. Christie introduit également le thème profond du livre, qui est que le crime n'est jamais qu'un aboutissement, le fruit de la convergence d'évènements et de personnes qui, souvent, n'ont rien à voir au premier abord. Et, de fait, on ne voit pas très bien comment un juge à la retraite, un champion de tennis et ses deux épouses et un jeune homme ayant raté son suicide peuvent bien se trouver mêlés à une même affaire. La suite nous le dira.

Mais il faudra attendre un peu. Christie, appliquant le principe énoncé plus haut, prend le temps de planter le décor, d'approfondir les rapports entre ses personnages et de faire monter la tension. Remarié à Kay, Neville a gardé un petit faible, qui ne demande qu'à grandir, pour son ex-femme Audrey, laquelle inspire un amour sans espoir à son cousin Thomas - qui du coup ne porte pas vraiment Neville dans son coeur. Si l'on ajoute que se trouve également dans les parages un ami de Kay qui aimerait bien être plus qu'un ami, on se dit que forcément, fatalement, il va se passer quelque chose. Mais pas ce quelque chose là, puisque c'est un personnage relativement secondaire, parfaitement étranger au "conflit" qui est assassiné.

L'heure zéro devient alors enfin ce qu'il est supposé être, à savoir un roman d'énigme. Qui a tué? Pourquoi? C'est à ces questions que doit répondre le superintendant Battle, qui se trouve être en vacances dans les parages et assiste son neveu l'inspecteur Leach dans son enquête. Battle est un cas à part dans la galerie des limiers christiens, pas seulement parce qu'il est un "professionnel" quand Poirot, Marple et autres sont des amateurs, mais parce qu'il s'inscrit dans une tradition différente. La personnalité de Battle, ses méthodes d'investigation le rattachent en effet aux limiers d'avant-guerre - d'avant la première guerre, s'entend. Méthodique, terre-à-terre, il attache une grande importance aux indices matériels et partage ses raisonnements avec le lecteur, contrairement aux autres détectives de l'Age d'Or qui sont généralement plus secrets. Cette partie de L'heure zéro rappelle dès lors furieusement les oeuvres de Gaboriau, Anna Katherine Green ou A.E.W. Mason, auteurs dont on sait qu'ils eurent une grande influence sur Christie à ses débuts; on pourrait même parler de pélérinage. Mais cet archaïsme n'est qu'une fausse piste de plus. Christie feint de rester dans les sentiers battus pour mieux s'en écarter à la fin.

Car c'est le final de L'heure zéro qui donne tout son sens au livre et ce, paradoxalement, en détruisant tout l'édifice si patiemment construit sous nos yeux. Rarement en effet Christie est allée aussi loin dans la misdirection: ce ne sont pas les indices qui mentent, mais le livre tout entier. Le lecteur, les personnages, Battle lui-même jusqu'au dernier moment, ont tout compris de travers, et l'heure zéro... eh bien... n'est pas l'heure zéro. Un meurtre est certes toujours un aboutissement; encore faut-il que ce soit le bon meurtre.

Bref, nous avons ici un livre d'une grande richesse narrative mais aussi psychologique - les personnages ne sont pas sacrifiés, loin de là; ils sont le moteur de l'intrigue, même si on peut trouver que le happy end est expédié un peu trop vite pour être parfaitement crédible. Il faut en tout cas une grosse dose de mauvaise foi pour parler comme Thomas Sotinel dans le Monde, d'"intrigues mécaniques" et de "personnages stéréotypés". Ou tout simplement n'avoir jamais lu aucun de ses livres. Je vous laisse imaginer quelle option a ma préférence.

Parce que les meilleures entrées en matière sont les plus courtes...

Bonjour, et bienvenue sur Mayhem Parva.