Thursday, October 09, 2008

Nice People

Philo Vance, disait Ogden Nash, mérite un coup de pied dans la panse. Cette motion a rencontré un large soutien au fil des années, ce qui n'est pas difficile à comprendre. Pompeux, snob, égocentrique, doté de la sensibilité d'une huitre et d'un sens éthique pour le moins discutable, sans parler d'une érudition apparemment sans limites, Vance n'est indubitablement pas un personnage des plus sympathiques... à l'image de la plupart de ses prédécesseurs et contemporains. L'oeuvre de Van Dine ne brille guère par l'originalité, et son détective ne fait pas exception. Tous les traits de caractère négatifs de l'ami Philo lui viennent de ses modèles; ils faisaient partie du bagage obligatoire du parfait petit détective de l'époque.
 
Le lecteur moderne aime que son détective favori soit un homme ou une femme comme vous et moi, faillible, humain en somme, avec lequel il puisse s'identifier. Alan Banks ou Kurt Wallander ne sont probablement pas les meilleurs détectives au monde, mais leurs personnalités et leurs expériences sont suffisamment proches de celles du lecteur pour qu'un lien se crée. Leurs histoires d'amour ou de familles, leurs problèmes de santé deviennent ainsi le véritable sujet des livres où ils apparaissent, plutôt que les enquêtes qu'ils mènent de façon certes compétente mais pas excessivement brillante.
 
Une telle approche aurait laissé une Anna Katherine Green ou même un Conan Doyle perplexes. Un détective, à leur époque, était rarement comme vous et moi, pratiquement infaillible sauf exceptions rarissimes qui confirmaient la règle, et n'était pas censé inspirer d'autres sentiments au lecteur que fascination et admiration béate. Les millions de fans de Sherlock Holmes qui prirent le deuil quand celui-ci trouva - provisoirement - la mort aux chutes de Reichenbach, pleuraient le Grand Détective et non l'Homme.
 
Puisqu'ils n'étaient pas supposés être sympathiques, les premiers détectives de fiction ne l'étaient généralement pas. Seul le sergent Cuff qui intervient dans La pierre de lune de Collins fait preuve de quelque humanité; les autres sont ou bien des professionnels froids et manipulateurs dans la lignée de Lecoq et Ebenezer Gryce, ou des amateurs excentriques et passablement mégalos, imités du Chevalier Dupin. Personnages fascinants à n'en pas douter, mais pas franchement rassurants. La justice à visage humain n'était pas dans le goût de l'époque.
 
Non que ces brillants esprits perdissent beaucoup de temps en considérations éthiques. On nous dit souvent que le roman policier classique est fondé sur l'ordre, rompu par le criminel puis restauré par le détective, mais il n'en a pas toujours été ainsi. Les motivations des "pionniers" étaient souvent des plus prosaïques: argent, besoin de se tirer ou une personne chère d'embarras ou le simple plaisir du jeu. Pire, ils ne voyaient pas d'objection fondamentale à laisser un coupable en liberté, pourvu qu'ils sympathisent avec lui.
 
Au moins restaient-ils du bon côté de la barrière. Enfin, la plupart d'entre eux. Il suffit de penser à l'escroc Romney Pringle ou, plus sinistre, Horace Dorrington le "détective marron" voleur, racketteur et homicide crée par Arthur Morrison. Mais l'exploration la plus convaincante, la plus inquiétante de la face obscure du Grand Détective, c'est à la Baronne Orczy qu'on la doit, dans ses nouvelles mettant en scène M. Bill Owen, alias le vieil homme dans le coin.
 
Owen, pour ceux qui ne le connaissent pas, est généralement considéré comme le tout premier armchair detective. C'est de sa chaise au fond d'un café londonien qu'il mène toutes ses enquêtes, avec l'aide récalcitrante de son "watson", la journaliste Polly Burton, tout en faisant et défaisant des noeuds sur une corde - la seule activité physique qu'il s'autorise tout au long de la série. Comme la plupart des détectives amateurs de l'époque, c'est une "machine à penser" qui voit dans le crime une sorte de jeu intellectuel, un duel entre deux esprits (Orczy invente d'ailleurs à l'occasion le défi au lecteur, promis à un bel avenir) et il tire une grande fierté de sa capacité à voir ce que personne n'a vu et à penser ce que personne n'a pensé. Contrairement à ses collègues, cependant, il ne sert pas la justice, qu'elle soit formelle ou prise au sens large. Percer à jour les plans du meurtrier suffit à son plaisir et il n'éprouve aucun besoin de parler à la police (qu'il exècre) de ses découvertes. Pour lui comme de Quincey, le meurtre est l'un des Beaux-Arts et sa sympathie va donc aux "maîtres", aussi immondes soient-ils par ailleurs. Les victimes? Quelles victimes? Le vieil homme, en somme, est un nihiliste; l'une des histoires suggère même qu'il pourrait être un assassin lui-même - guère etouffé par le remords, on s'en doute.
 
On peut considérer un tel personnage comme une folie d'auteur ou une aberration. On peut, mais on aurait tort. Ce que nous montre Orczy, volontairement ou non, c'est la frontière étroite qui existe entre le surhomme et l'inhumain; bien des Grands Détectives pourraient tout aussi bien être des Grands Criminels. La différence entre Holmes et Moriarty n'est pas une question de personnalité. Il s'agit bien plutôt de polarité.

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